Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

KLe voyage abracadabrantesque du toulousain Jean-Paul Dubois à Gibraltar :

" Je crois que j'ai dit quelque chose comme "Putain d'Ecossais !". Puis je me suis accroché à mon harnais et j'ai fermé les yeux. Cela faisait des jours que je pressentais confusément que les choses finiraient ainsi, que tôt ou tard la mer nous ferait payer les excentricités du Celtique cinglé qui gesticulait à la barre. La veille au soir, sans doute pour m'acclimater au pire, j'avais même relu dans ma cabine quelques histoires de vagues scélérates, monstres aux dimensions incroyables, rapportées dans un magazine de marine. Et maintenant, au coeur de la tempête, tandis que je m'agrippais à la vie et que notre bateau soulevé par un paquet de mer se dressait ridiculement à la verticale, je me souvenais de la description terrifiante du Neptune Sapphire, un navire de 12 000 tonnes éventré sur 50 mètres par une lame titanesque durant son voyage inaugural. Et du récit halluciné du capitaine suédois du Malmohus, un cargo de 93 000 tonnes, dont l'étrave fut arrachée par un mur d'eau ravageur au coeur du Pacifique. Avec ses douze pauvres mètres et ses dix misérables tonnes je redoutais que notre voilier ait fort peu d'arguments à opposer face à une telle catégorie de vagues. Au sommet de la cambrure qui nous soulevait, il n'y avait plus ni creux ni crête, seulement la perspective d'une mer devenue folle, une masse noire, écumante et démantibulée. Dans ces instants de terreur je me raccrochais au seul point positif que ce naufrage en gésine représentait à mes yeux : l'eau allait à jamais engloutir la bloody fucking bastard de cornemuse, cette maudite panse musicale appartenant au non moins fâcheux Thomas Glen Dumfries, barreur de ce voilier, homme nuisible, navigateur givré et, accessoirement, ressortissant écossais. Tels étaient donc mes derniers voeux tandis que nous vacillions au sommet de la cr

J'avais rencontré Dumfries chez un ami quelques années auparavant. Il avait passé sa soirée à nous raconter ses aventures maritimes et autres exploits transatlantiques. A croire que les éléments attendaient qu'il appareille pour chaque fois le rudoyer et le mettre à l'épreuve. Ses descriptions imagées de tempêtes grandioses me fascinaient. Et peu à peu, Dumfries s'installa dans mon paysage imaginaire, incarnant une sorte d'hybride entre le capitaine Achab et le commandant Cousteau. Dumfries m'avait dit être né à Inverness, modeste ville oubliée du nord de l'Ecosse dont l'activité la plus remarquable consistait à organiser chaque année "le plus grand festival de cornemuse en solo du monde". Un jour que je l'avais déposé devant chez lui, l'Ecossais insista pour m'offrir un verre et surtout me faire visiter son impressionnante collection de cornemuses. Il y en avait partout, accrochées au mur, besaces flasques, sacs amollis, bedaines indolentes. Tandis que nous défilions devant des Border pipes, des Great Highland bagpipes, des Scottish smallpipes, des Uilleann pipes, des Northumbrian smallpipes (dérivées de la Scottish), je songeais à cette judicieuse observation britannique : "A quoi reconnaît-on un gentleman ? Au fait qu'il sache jouer de la cornemuse mais qu'il n'en joue absolument jamais." A l'instant où Dumfries se mit à téter son tuyau d'insufflation pour m'interpréter Flower of Scotland, je compris que ce Celte était tout sauf un gentleman. Et c'est ainsi que quelques années plus tard, je me retrouvai sur un quai du port de Barcelone embarquant à bord d'un beau voilier bleu marine que Dumfries avait pour mission de choyer et de convoyer jusqu'à Ponta Delgada, capitale des Açores. Malgré mon inexpérience, il avait fait de moi son coéquipier, m'offrant ainsi vingt jours de mer qu'il décrivait avec son savoir-faire coutumier comme des vacances flottantes, avec escale auprès des singes de Barbarie, à Gibraltar, avant d'accéder à la plénitude du bonheur océanique. C'est ainsi que tout a commencé. Poussés par une brise complice et crépusculaire, glissant sur une mer assoupie, nous nous éloignâmes des terres, laissant derrière nous rapetisser lentement les lumières de Montjuic. Je m'endormis sans même m'en apercevoir. Le réveil, en revanche, fut autrement brutal. La mer avait forci, le vent aussi, mais c'étaient les gémissements cornemusiers de Dumfries qui m'avaient extirpé du sommeil. Il avait branché le pilote automatique et, cul au vent, soufflait dans sa besace d'où s'échappait une grande variété de criaillements. Et c'est là que je m'aperçus qu'il jouait en kilt. Voyant ma surprise, il dit : "Je barre toujours en kilt." Je me souviens alors d'avoir frissonné. Ce qui chez moi n'est jamais bon signe. Malgré un temps exécrable, une houle implacable, une nourriture abominable et les gargarismes de l'instrument insupportables, le voyage jusqu'à Gibraltar fut, curieusement, assez agréable. Durant le trajet, l'Ecossais se rembrunit, se montra même distant. Mais j'étais en mer et j'étais bien. A l'escale, le skipper remit son pantalon et nous allâmes deux jours durant visiter les singes du rocher et aussi les Anglais qui prenaient soin d'eux depuis 1704. A la capitainerie, pour notre départ, les bulletins météo ne disaient rien de bon. Je l'ignorais à cette époque, mais l'on m'apprit par la suite que le passage du détroit par mauvais temps était un exercice hautement dangereux en raison de l'effet Venturi qui caractérisait ce goulet dans lequel s'engouffraient à la fois les vents et les courants atlantiques. Principe basique de la mécanique des fluides : à débit constant, lorsque le diamètre diminue, la vitesse augmente. Autrement dit, une brise soutenue à l'entrée de cet entonnoir se transformait en coup de chien quelques milles plus loin. Et ce jour-là les bulletins étaient alarmistes. Dumfries prit cet avis par-dessus la jambe, arguant que les Anglais, peuple veule et craintif, ignoraient tout du ciel et détestaient la mer. Il remonta donc à bord du bateau, enfila son kilt et me demanda, fissa, de larguer les amarres. Comme un mousse soumis, imbécile, acritique, j'obéis. Et nous quittâmes le port de ce bout d'Angleterre. Au moteur. Tandis que le vent nous malmenait déjà, l'Ecossais me confia la barre, le temps pour lui d'interpréter une nouvelle fois, mollets roides et à l'air, son éternel Flower of Scotland au nez et à la barbe des singes. Bien avant le naufrage, nous touchions déjà le fond. Le détroit mesure à peu près 10 milles de largeur pour 30 de longueur. La tempête nous gifla d'entrée et ne cessa d'enfler. Tandis que les vagues gigantesques s'abattaient sur nous, j'essayai de convaincre Dumfries d'opérer un repli stratégique vers un abri. Le visage ruisselant, il m'adressa un regard plein de mépris et dit : "Rentre dans la cabine." A l'intérieur c'était encore pire. Les objets non arrimés volaient dans tous les sens, et l'on avait parfois l'impression de se trouver dans un ascenseur en chute libre. Je sus alors très vite que je ne verrais jamais Ponta Delgada et les Açores. Je me souviens avoir eu aussi cette singulière pensée : "Je vais mourir pendant mes vacances." Il était soudain pour moi inconcevable de disparaître pendant mon temps de congé. Lorsque je ressortis sur le pont, l'Ecossais semblait halluciné. Hâve, détrempé, portant en bandoulière sa cornemuse vidée de toute substance, le kilt ruisselant, il luttait aveuglément contre des forces invisibles. Soudain, il sembla voir le diable et s'exclama : "Nom de dieu." Monumentale, terrifiante, la lame faisait deux ou trois fois la taille des autres vagues, avançant calmement vers nous, semblant nous dire : "Je vous attendais." L'eau nous recouvrit de toute part, le bateau monta très haut, et c'est alors que je dis : "Putain d'Ecossais !" Quelques heures plus tard, hagards, hébétés, sanglés à nos harnais, agrippés à tout ce qui dépassait du pont, nous fûmes assistés par une puissante vedette des secours espagnols. Réconfortés, soignés, réchauffés, nous dûmes ensuite présenter nos passeports et décliner nos identités. Effaré, j'entendis alors l'opérateur radio épeler la véritable identité de mon compagnon d'infortune, le fameux Thomas Glen Dumfries, l'Horowitz d'Inverness, l'héritier de tous les lochs, le skipper enkilté, le cornemuseux compul-sif. Il s'appelait en réalité Jean-Raymond Limeux et il était né un soir d'été à Montmelard, 71520, Saône-et-Loire.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :