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Agnès Maillard (@monolecte) GILETS JAUNES ACTE IV : RECIT D'UN
STREET-MEDIC A TOULOUSE
(quelque part sur Facebook)

❝La sidération. J'ai passé la soirée à y réfléchir, et ce matin je
pense que c'est le mot qui convient le mieux à ce que j'ai ressenti en
rentrant chez moi, vers vingt heures. Hier, Toulouse a flambé, Toulouse a
crié, Toulouse s'est révoltée. Le temps d'une journée, Toulouse la rose
est devenue Toulouse la rouge. D'épaisses fumées en ont strié le ciel,
fendant sa clarté, comme autant de points de rendez-vous et d'appels,
dissimulant, derrière elles, les multitudes d'avions qui font d'ordinaire
sa fierté. Des barricades se sont érigées l'une après l'autre, partout
dans ses rues, formant l'écume de cette houle de colère, de violence et
d'embrasement. Des milliers de projectiles, tirés par les deux camps, en
jonchent le sol ce matin, tandis que le froid mordant et irrésistible a
regagné son lit, et les bris de verre dans les allées me font penser à
de la neige. Sidéré, c'est bien le mot, après cet après-midi passé au
coeur des affrontements, porté par l'arrogance de vouloir me rendre utile
en pareilles circonstances.
J'ai manifesté pour la première fois quand j'avais quinze ans, et je
crois être descendu dans la rue chaque année depuis. Non pas que je sois
un "dur" ou un "révolutionnaire" (on ne s'auto-proclame pas
révolutionnaire, on l'est ou on ne l'est pas), mais je crois profondément
que la mobilisation est un point de rupture qui permet d'ouvrir les yeux
sur le monde, de rencontrer des gens hors de notre zone de confort, de s'en
rendre solidaire, de s'engager, et surtout, d'échanger, de se confronter
à des idées parfois en rupture avec les nôtres, mais qui sont les
adversaires nécessaires de l'esprit critique. Je crois qu'agir fait
grandir, et que même si on se trompe parfois, on mûrit d'avoir essayé.

C'est lors de la mobilisation "Loi Travail" en 2016 que mon regard sur les
manifestations a changé. C'est là que j'ai vu, pour la première fois,
des violences parfois insoutenables, des "bavures", des crânes fissurés,
des litres de sang versés, et la sensation d'une injustice flagrante. Et
encore, je n'avais pas fait les pires si j'en crois les médias. Les images
de Nantes, Rennes, Paris défilaient sur mon écran sans que je puisse y
croire. C'est à ce moment que j'ai commencé à faire le "street medic",
tout en me disant que j'étais dingue d'en arriver à penser à ça alors
qu'il ne s'agissait que d'une manifestation. En théorie me disais-je, car
la naïveté est parfois persistante, les forces de l'ordre ne sont pas
sensées "casser", si ?

Eh bien si. Et ça s'est normalisé. Mais jamais je n'avais vécu ce que
j'ai vécu hier.

Les appels au cortège unitaire s'étaient succédé toute la semaine, la
convergence était réclamée afin de former un bloc massif. Le trajet et
l'horaire des manifestations étaient incertains du fait des multiples
retournements de veste de la préfecture, dont il était clair qu'elle
cherchait à diviser les cortèges afin que tout le monde ne parte pas en
même temps. Raté. Des lycéens avaient été nationalement humiliés dans
la semaine, et à travers eux toute une partie de la jeunesse qui s'est
enfin lassée d'être le défouloir permanent de la violence d'Etat, tout
à tour muselée, molestée ou infantilisée par des porte-paroles toujours
zélés quand il s'agit d'étouffer tout ce qui ne leur ressemble pas. Des
étudiants avaient rejoint le mouvement, les AG se mettaient en place, les
blocages furent réclamés ou actés (Université du Mirail, Sciences Po).
Certains, dont moi, pressentant peut-être les événements de samedi,
avaient choisi de s'organiser pour mettre en place un comité de secours
volontaire, ou "street-medic", composé d'étudiants, de pompiers,
d'infirmiers ou de simples citoyens. Nos compétences étaient inégales,
mais l'organisation permettait à chaque unité de quatre ou cinq personnes
de disposer d'un "confirmé", d'un soutien et de deux personnes faisant les
aller-retour dans la foule pour repérer, extraire et ramener les blessés
à des arrière-postes de fortune, improvisés dans les halls, les ruelles
ou simplement derrière les buissons. Plusieurs comités similaires
s'étaient formés, rassemblant à mon avis une bonne centaine de medics
dispersés dans le cortège. Je profite de ce témoignage pour remercier
toutes les pharmacies qui ont accepté avec bienveillance de nous donner du
matériel de premiers secours (kits médicaux, sérum phy, compresses,
gaze, mallox, bandes, etc.). La ligne était claire : on ne participe pas
à la manifestation, on se contente de soigner les blessés, manifestants
comme policiers. Je sais que certains s'en étonneront, mais pour moi, si
la cause du désordre est le système, on ne peut pas en vouloir seulement
aux individus. Les victimes de la violence sociale sont des deux côtés.

Ce matin, la presse parle de douze blessés à Toulouse. Ce n'est même pas
le nombre de personnes que j'ai pu prendre en charge dans l'après-midi.
Certains parmi nous ont raconté avoir chargé les personnes quatre par
quatre dans les véhicules de secours qui parvenaient jusqu'à nous. J'ai
même du mettre un blessé à bord de la voiture d'un riverain qui passait
par là, à quelques mètres de la charge de police, et qui a rapidement
accepté de le conduire à l'hôpital. En ne parlant que des flash-balls,
je me suis occupé de dix personnes : deux blessés à la tête, un à la
poitrine, un à la main, un au coude, trois au pied, un à l'aine et un à
la hanche. Et nous n'étions qu'une unité medic parmi une vingtaine. Ce
matin, la préfecture comptait 5.500 manifestants dans Toulouse : il faut
vraiment être resté chez soi toute la journée pour y croire. A 14h, le
boulevard Lacrosses dégueulait une foule compacte, un cortège tellement
long qu'il permettait aux premiers de ne pas entendre les grenades qui
visaient les derniers.

C'est en effet l'arrière du cortège qui était en situation d'émeute
hier. Moins de quinze minutes après le départ de la manifestation, toute
l'esplanade de Compans était noyée de fumée, de gazs lacrymogènes. Tout
est parti d'un face à face entre quelques manifestants et une unité de la
BAC (du moins, je crois). Et puis le coup classique : une bouteille en
plastique vole, les gazs lacrymogènes sont tirés sans sommation, tout le
monde s'énerve, le premier tir de flash-ball part, tout s'embrase. Il
était 14h15. La situation, très tendue, se résume au même mouvement
répétitif : gazs, riposte, charge sur vingt mètres, recul de la foule
qui reforme le bloc quelques minutes après et reprend le terrain. C'est
une guerre de position usante physiquement, mentalement, nerveusement. Les
blessés commencent à affluer : le premier, un homme de quarante ans, est
touché à la tempe par un tir. Je commence les aller-retours entre le lieu
des affrontements et un abri improvisé sur un banc derrière les
immeubles, où je ramène blessé après blessé. La manifestation avance
de quelques dizaines de mètres, les premières barricades s'enflamment, la
stratégie de maintien de l'ordre échoue déjà : trop peu nombreux pour
contenir une telle foule, les gendarmes laissent les rues adjacentes
ouvertes et la foule les envahit et s'y disperse. Conséquence : les
gendarmes se dispersent aussi. En trois heures, ils ont à peine repris le
boulevard : la vérité, c'est que la manif s'étire, avance, et que la
queue de cortège suit mécaniquement. Les gens sont en colère...

Je n'ai pas envie ici d'exprimer mon point de vue sur la violence en
manifestation ; la vérité, en tout cas, est qu'il ne s'agissait pas d'une
"centaine de casseurs" comme l'évoquent les journaux, mais de milliers de
personnes qui se succédaient, se soutenaient, se soignaient,
s'encourageaient. Impossible pour les gendarmes de faire quoi que ce soit,
hormis contenir bien imparfaitement l'émeute et répliquer à coups de
flash-balls et de grenades. Médiatiquement, les violences qui ont eu lieu
sont peut-être un mauvais coup (les photos sont nombreuses sur les
réseaux, je ne vais pas tout détailler), mais elles ont été un vrai
coup de génie tactique. La queue de cortège a concentré l'essentiel de
l'attention sur elle, servant de point de fixation pour les forces de
l'ordre qui étaient déjà trop peu nombreuses pour l'enrayer. Pendant ce
temps, la tête de cortège continuait sa route et s'emparait de la ville.
A 17h, les trois ponts étaient pris (Pont des Catalans, Pont Saint-Pierre
et Pont-Neuf). On comptait quatre manifestations sauvages en même temps
dans la ville -le cortège des Gilets Jaunes, de la CGT et de la marche
pour le Climat ayant emprunté différents chemins pour accéder à la
place du Capitole- et une émeute -il n'y a pas d'autre mot- à l'entrée
de Saint-Cyprien, qui a rapidement contaminé tout le quartier. Sans la
queue de cortège, jamais la manifestation n'aurait réussi à remonter
jusqu'au coeur de la ville et à se visibiliser : vers 17h30, c'est une
marée de gilets jaunes qui a déferlé dans un centre-ville que la
préfecture souhaitait précisément préserver. Les théâtres
d'affrontements se sont multipliés dans le quartier de Saint-Cyprien
jusque tard dans la soirée, poussant même les gendarmes à tirer les
lacrymos depuis un hélicoptère.

La presse raconte que les "casseurs" étaient des banlieusards profitant de
l'occasion pour "tout casser" -comme si la violence révolutionnaire était
un simple loisir. De mon côté, j'ai passé la journée à soigner des
gens très divers : lycéens voulant riposter à la violence subie toute la
semaine, étudiants, travailleurs de tous secteurs et tous âges (vers
18h30, j'ai même administré du sérum phy à un retraité qui avait été
gazé), filles et garçons, "anars" comme gilets jaunes et écolos, tous
unis et constamment solidaires sans regarder leur origine. Moudenc (le
maire), disait sur BFM avoir vu des gens de l'ultradroite et de
l'ultragauche main dans la main. Premièrement, il faudra qu'il m'explique
comment, d'un seul regard, il devine l'orientation politique des gens.
Deuxièmement : tout le monde s'en foutait. La barrière politique s'était
effacée entre les uns et les autres, pour la raison très simple que
par-delà la divergence des solutions, il y a une convergence réelle des
problèmes. Sur le référentiel médiatique, j'appartiens à l'ultragauche
; pour autant, hier, je ne sais absolument pas qui j'ai soigné en termes
d'appartenance politique, parce que le même sentiment de foutage de gueule
était partagé finalement par tout le monde. Et au milieu de tout ça,
oui, il y avait des banlieusards (enfin, si tant est qu'on puisse le
deviner à l'apparence). Mais je pense ne pas avoir besoin de lister le
nombre de raisons qu'ils auraient de toute façon à être en colère, eux
qui sont sans doute la partie de la population qui connaît le mieux ce que
veut dire "violence d'Etat". Je me fous de savoir pour qui votent les
manifestants qui étaient présents, car hier ils étaient ensemble,
vraiment ensemble, pour dénoncer la même chose et s'entraider. Le reste
du discours n'est qu'une tentative de dispersion. Le problème est
identifié. On discutera des solutions plus tard.

Si j'ai arrêté ma mission de street-medic vers 19h, ce n'est pas parce
que la manif était terminée, c'est parce que j'étais épuisé, comme
tous les autres. On a été complètement dépassés. Je n'avais
pratiquement plus une cartouche de sérum phy. J'avais la peau brûlée par
les gazs, les poumons en feu, les jambes lourdes et l'esprit en éclats. Je
n'arrivais plus à réfléchir et je ne me sentais plus capable de prendre
les bonnes décisions en cas d'urgence. Physiquement, nerveusement,
psychologiquement, j'étais épuisé. Je n'avais jamais connu ça.
Ce matin, les médias ne parlaient que de Paris, en disant que tout avait
été contrôlé. Ne doit-on pas voir dans ce parisiano-centrisme la preuve
que le message n'a toujours pas été entendu ? Hier, toute la province
était en feu : j'ai vu les images de Caen, Nantes, Bordeaux, Lyon,
Saint-Etienne, et j'ai vu le mouvement prendre en ampleur et en force. J'ai
vu la répression policière s'accroître encore et mettre à nouveau le
feu aux poudres, tout comme j'ai vu un haut degré de violence chez des
manifestants qui n'ont plus le coeur pour se laisser faire et ripostent.
Cela fait trop longtemps qu'on casse les gens, qu'on les arrête, qu'on les
condamne, au seul motif qu'ils crèvent la faim et qu'ils osent se montrer.
Il n'y a eu aucune réponse politique majeure à ces revendications, et
c'est trop tard. Tout le monde est à cran, y compris chez les forces de
l'ordre. J'espère au moins qu'ils ont conscience que c'est précisément
parce que les manifestants ne chargent pas encore et se "contentent" de
caillasser qu'ils sortent presque indemnes de cette journée. Je me pose
quand même la question : combien de temps est-ce que ça durera ..?
Je ne sais pas comment ça va finir, mais je suis à peu près sûr d'une
chose : je ferais mieux de garder mon matériel de medic sous la main,
parce que je risque de courir encore longtemps avec mon sac sur le dos
avant de ne plus en avoir besoin.❞

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