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L’ARBRE DE VIE par Martine Boudet de La CiotatDébut septembre. Elle revenait de vacances, les festivals, c’était fini. Elle ouvrit les volets sur la rue, le soleil déclinait mais une tiédeur fade se dégageait encore du goudron. Retour à l’ordinaire...
– Qu’est-ce que tu trifouilles à ta fenêtre? demanda Sophie une heure après, à peine rentrée, déjà occupée !
– Tu vois bien que j’installe ma caméra...
Elle s’inspirait d’un cinéaste russe dont elle n’avait pas retenu le nom qui avait filmé durant des mois la rue depuis sa fenêtre. Elle allait s’imposer des règles contraignantes : la caméra resterait fixe, la tranche horaire serait toujours la même ; pour que ce soit compatible avec son travail, et à cause de la lumière, elle décida que ce serait tous les soirs, de 5 à 6. Elle colla donc son œil à l’objectif de sa vieille Hi 8 ; l’arbre de l’autre côté de la rue occupait tout l’espace, un arbre des villes, dont les branches montaient jusqu’au premier étage de l’immeuble d’en face. Elle décida de s’autoriser quelques « zooms », et s’entraîna sur une feuille, grande, bien dessinée, encore verte, mais pigmentée de minuscules tâches.
Les premiers soirs, elle s’habitua aux mouvements des passants, des chiens, des sacs poubelle; regarder dans la caméra lui donnait une vision particulière du quotidien de la ville, un œil de voyeur selon Sophie, qui, lasse de ne pouvoir ni comprendre ni partager, ne passa plus en fin d’après-midi, d’ailleurs, plus personne ne vint la voir, et ça lui était égal.
La lumière changeait, elle dorait les feuilles du platane, comme quand elle était petite dans la cour de récréation de l’école. Certaines commencèrent à tomber, amoncelées en petit tas par le mistral qui les soulevait dans un tourbillon de poussière et de papiers.
Un matin, en se coiffant, elle vit beaucoup de cheveux sur la brosse ; c’est l’automne pour moi aussi, se dit-elle en souriant ; il lui revint en mémoire cette poésie, apprise au CM1 :
« Les sanglots longs des violons de l’automne...
Blessent mon cœur d’une langueur monotone... »
Quelques jours plus tard, les évènements se précipitèrent; en rentrant chez elle, elle vit une animation curieuse dans la rue, son premier réflexe fut de se jeter sur sa caméra, mais il lui fallait refréner son impatience, il n’était que cinq heures moins vingt, le vendredi, elle finissait un peu plus tôt... elle essayait d’identifier les bruits inhabituels qui lui parvenaient, grincements, couinements stridents, craquements. Ce quart d’heure n’en finissait pas.
Enfin elle s’autorisa à voir.
Les jardiniers de la ville achevaient d’entasser les branches dans le camion et rangeaient leurs tronçonneuses. Sur le trottoir d’en face, le tronc s’élevait toujours, mais l’arbre n’était plus qu’un plumeau ridicule et nu, émouvant de laideur. Maintenant, elle jouissait d’un périmètre bien dégagé.
Le lendemain, elle ressentit en se levant une douleur dans les deux bras qui la laissa perplexe; sa caméra était assez lourde, mais elle l’avait volontairement fixée sur le pied, pour ne pas être tentée de transgresser les règles. Elle se fit une frayeur genre sclérose en plaque, et avala deux antidouleurs, qui se révélèrent momentanément efficaces.
Ce samedi après-midi, la ville s’agitait, elle pouvait maintenant bien observer tous les mouvements de la rue que ne masquait plus aucune frondaison. Il commençait à bruiner, les parapluies faisaient d’assez jolies taches colorées, elle se dit qu’au montage elle mettrait une touche d’accélération. La pluie s’arrêta vite, mais la rue était déjà presque vide; c’est alors qu’ils entrèrent dans le champ de la caméra.
Ils marchaient lentement, deux silhouettes androgynes se tenant par la main, et s’arrêtèrent à côté de l’arbre. Le cœur battant, elle se demandait ce qu’ils allaient faire. Et ils osèrent. Elle vit dans le soir un objet briller dans une de leur main. Avec la pointe du canif, ils dessinèrent un cœur, dont elle ne put olire les initiales, malgré le zoom. Elle ressentit une douleur dans le ventre qui la détourna provisoirement de son observation, encore une de ses crises de colite. Ils étaient déjà partis, un chien flairait le tronc de l’arbre sans se décider à pisser, sa vieille maîtresse attendait patiemment.
La journée de dimanche fut tristounette, elle se força à faire un tour au marché, n’acheta pas de crudités à cause du mal de ventre qui persistait, et qui s’ajoutait à la douleur dans les bras. Elle décida que ce soir serait son dernier soir de tournage.
La lumière devenait insuffisante, ce n’était plus le jour, et pas assez la nuit pour bénéficier de l’éclairage des réverbères, un soir un peu glauque, entre « chien et loup », elle voyait bien le chien de la mamie, mais se demanda ironiquement où était le loup.
Le cabot venait de partir, et l’homme apparut sur la gauche. Elle le reconnut, c’était un gars qui traînait depuis quelques jours dans le quartier, ni jeune, ni vieux, ni beau, ni laid, en fait, elle réalisa qu’elle ne l’avait jamais réellement regardé, plutôt qu’elle n’avait pas osé le regarder, il était assis le plus souvent devant la supérette, sans doute un gars des pays de l’Est, un immigré roumain ou albanais. Mais au fond elle n’en savait rien. Elle eut tout le loisir de l’observer, car il s’adossa contre l’arbre, se laissa glisser contre son tronc jusqu’au sol. Et elle sentit une curieuse caresse dans son dos. Il sortit un paquet de sa poche, une lueur éclaira sa main, elle huma la rude odeur du tabac brun qui montait, pourtant à cette distance, ce n’était pas possible.
Elle ne prit pas le temps de réfléchir, d’ailleurs, elle fit bien, car il était déjà six heures moins le quart ; elle descendit en courant les deux étages, traversa la rue, et se planta brusquement devant l’homme, qui se releva, un peu surpris, mais sans plus. Elle appuya ses deux mains sur le tronc de l’arbre, de part et d’autre de son cou, et resta immobile, laissant une étrange force la pénétrer, elle n’avait plus mal nulle part et se sentait vivante.
Et là-haut, l’œil de la caméra les regardait...

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